Du leadership responsable

Tout groupe est incarné par son dirigeant, dont la vocation consiste à souffler, inspirer, éclairer et guider la communauté de sa vision. C’est la référence à l’Esprit Saint, consacré comme une des trois personnes de la sainte Trinité chrétienne par les conciles de Nicée et de Constantinople au IV° s. Aussi l’esprit de l’entreprise est caractérisé par la vision du projet portée et clamée par son dirigeant suprême (Pneuma) qui, symboliquement, l’a reçu, tel Moïse au contact du buisson ardent*, d’une dimension qui dépasse les limites de sa propre personne (Noos). Il en est de même pour chacun d’entre nous, dans notre vie professionnelle comme personnelle, à l’égard de ceux et celles qui devraient en favoriser la bonne mise en œuvre. Toute la difficulté à ce stade est de se faire comprendre en exprimant par le verbe sa vérité, ce qui suppose en anatomie la qualité des glandes thyroïde et para thyroïde situées sous le larynx. Se pose ici la première difficulté relationnelle, entre le chef d’entreprise et la partie la plus intime de l’entreprise, son premier cercle. Si son intention n’est pas clairement comprise, la relation est faussée, et l’esprit du projet sera dénaturé. Son vrai pouvoir, c’est de contrôler que cette vision, déterminante, est partagée par ses relais, et non être dans l’illusion du pouvoir hiérarchique, inconsistant car dévitalisé. Si la proximité de Dieu est supposée élever au rang de saint, c’est oublier que la servitude n’est pas de "l’autre monde", autrement plus attaché à servir qu’à être servi et, au passage, se servir…

* "Je suis Celui qui suis" ou "L’Être est l’Être" : ainsi se présente à Moïse le Créateur, signifiant la contemplation de l’Être par Lui-même, soit le passage de l’unité à la dualité, ferment de Sa Création.

La vie étant mouvement permanent, la question se pose de savoir comment concilier les caractéristiques intrinsèques de la personnalité du dirigeant, avec des temps, contextes et nécessités d’entreprise différents en intensité comme en contenu. Les mutations de fond qu'imposent le marché, que ce soit dans le comportement des consommateurs, dans les façons d'adresser un marché, dans la venue de nouveaux acteurs qui bouleversent tout sur leur passage, dans la désintermédiation, dans le rapport à la valeur des choses, dans l'usage plutôt que la propriété, font que les recettes d'hier ne produisent plus le mets ou le nectar qui se vendront demain. Entreprise libérée, économie de la fonctionnalité, distribution "uberisée"… où donner de la tête tant la fulgurance des changements fait peser la menace de la possible disparition du modèle placé sous sa responsabilité. Perplexe et souvent dépourvu, le dirigeant doit ainsi faire des choix d'orientation sans boussole ou GPS, et doit apprendre une partition sans qu'il ait pu en lire la notice. De toute façon, il n'y a pas de notice. Pour faire face, il lui faut s'appuyer sur des réalités qui durent, en citant en la matière Saint Exupéry : "Lorsque tout bouge autour de nous, il nous faut des réalités qui durent".

Cumuler intelligence, talent et expérience sont certes des qualités essentielles au leadership, mais sans doute pas suffisantes. La capacité à renouveler sa façon de penser est plus efficace que l’expertise dans un domaine, et c’est pourquoi "les grands leaders ne se laissent pas piéger dans des ornières cognitives"*. La prise de conscience de la nécessaire adéquation entre qualité humaine et autres savoir-faire spécifiques en conduite du changement a donc fini par s’imposer dans la pensée managériale, le changement obéissant à des cycles beaucoup plus courts qu’auparavant et se traduisant par des coûts financiers, sociaux et d’image conséquents. Les explications de cette évolution sont nombreuses, et elles ne relèvent pas toutes des caractéristiques du marché économique et des évolutions des moyens technologiques. Les cycles de mutation de la conscience humaine et de son évolution dans la relation à la valeur travail en donnent les clés explicatives, à condition bien sûr de leur accorder l’importance qui sied. Qui peut nier que le cadre d’expression est constitué de l’ensemble des croyances et hypothèses que chacun développe pour comprendre et négocier avec les éléments de son monde ? Aussi les "grands" leaders étendent le champ de leur raisonnement en utilisant des modèles mentaux différents afin de déterminer ce qui se passe et ce qu’il convient de faire dans des situations complexes, en épousant de façon spécifique les différents moments caractéristiques de l’entreprise : l’approche structurelle en leur qualité de spécialiste ; l’approche humaine, dans l’attention qu’ils portent aux gens ; l’approche politique, dans la prise de décision et l’arbitrage ; l’approche culturelle, au service de la réussite organisationnelle.

Par-delà ces modèles de compréhension et d’action, l’analyse systémique de la conduite du changement dégage quatre grands types de profils de leadership adéquats, qui font appel chacun aux deux zones cérébrales de la personne afin d’en garantir les meilleures efficience et acuité.

* Cf. Lee G. Bolman et Terrence E. Deal, anciens professeurs à Harvard, dans leur ouvrage "Dans la tête des grands leaders - l’art de diriger".

Le catalyseur.

Ce rôle consiste à ouvrir le chemin, par la vision et le sens de ce vers quoi il est nécessaire et utile d’aller pour la communauté interne comme pour l’environnement externe, au moyen des symboles, rituels et métaphores appropriés. Cette vision est soit une profonde transformation, soit des modifications de moindre envergure mais tout aussi essentielles. Elle découle d’un travail permanent au préalable de recueil tant d’informations factuelles que de ressentis et perceptions, de leur analyse et compréhension. Ce travail est d’autant plus riche et facilitant qu’il s’appuie sur des modalités permanentes de dialogue et de partage, descendants comme ascendants, verticaux comme horizontaux. La synthèse est certes plus complexe, mais ô combien plus riche et nourricière.

Sont mises à contribution les deux dimensions cérébrales du leader responsable équilibré : l’analyse et la synthèse rationnelles ; l’intuition et le ressenti (l’intime conviction) de la justesse de sa vision. En somme, c’est réussir l’alliance de l’intelligence « technique », par essence fragmentaire, avec l’intuition judicieuse, par essence unitaire. Ce savoir intellectuel illuminé par la grâce intuitive est le seul permettant de passer du monde de la surface au monde de la profondeur, et de faire toute la différence dans la réussite du projet.

Le propulseur.

À ce stade de passage à l’action, le leader revêt toute la panoplie de la responsabilité de la décision, en pleine conscience des conséquences et risques associés. Refonte de l'offre, changement de process, lean management, digitalisation, stratégie d'alliance… qu'importe, l'important est de se mettre en action et de le faire tout de suite au regard de ses moyens et de son marché, en se concentrant sur la création de valeur. Il va pour ce faire s’attacher à la rendre compréhensible et à la partager dans un premier temps avec son équipe relais, en lui donnant envie et en déterminant avec celle-ci les modalités de sa mise en œuvre, de la répartition des rôles associés, et de son suivi. Puis il la portera auprès de l’ensemble des acteurs concernés, selon des modalités de communication adéquates. Le travail préparatoire issu du bon fonctionnement de la gouvernance portera alors ses fruits, qui plus est si des options d’ajustement restent naturellement ouvertes.

Sont mises à contribution les deux dimensions cérébrales du leader responsable équilibré : la clarté et le pragmatisme d’une part ; l’empathie, le dialogue et le partage en confiance d’autre part.

L’intégrateur.

Même si le plan d’actions de mise en œuvre est réparti sous la responsabilité d’acteurs relais, le leader revêt l’habit du co-constructeur du nouveau schéma structurel et du mode organisationnel associé. Les rendre performants passe par le questionnement permanent de leurs traduction et appropriation fonctionnelle, avec l’apport des actions correctives nécessaires en temps réel et le souci permanent de sécuriser de la meilleure façon qui soit les personnes concernées dans leur adaptation. Les personnes et les méthodes jusqu’alors en vigueur ne sont pas toutes adaptées à la compréhension du monde de demain.

Sont mises à contribution les deux dimensions cérébrales du leader responsable équilibré : l’observation et la prise de recul ; l’animation du participatif.

Le médiateur.

Les jeux d’acteurs génèrent les conflits d’intérêts et de territoires, source de conflits. En prenant la hauteur nécessaire toujours au nom de l’intérêt commun, le dirigeant préserve la sérénité nécessaire à une vision constructive du débat, à la clarification sans procès d’intention, à l’expression des ressentis et différends et à leur purge, à l’arbitrage clair de sortie. Il s’attache à comprendre les motivations et points de vue des parties prenantes, quelles qu’elles soient : actionnaires, syndicats, collaborateurs…

Sont mises à contribution les deux dimensions cérébrales du leader responsable équilibré : la rigueur d’analyse ; la compassion et le respect.

Il n’est pas interdit de rêver à ce "deus ex machina polymorphe", combinant la grandeur du fou génial (le visionnaire) et la sagesse de l’humaniste, mais la réalité anthropologique ramènera cette projection fantasmagorique à la réalité de l’être humain, tant dans sa composition caractérielle comme comportementale que dans son état de conscience du moment. Un proverbe dit sagement que "Dieu n’accorde pas deux talents", autrement dit des personnes douées de bienveillance et de magnétisme relationnel possèdent rarement un esprit visionnaire et perspicace, se laissant assez facilement influencer par les sentiments de leur entourage. Aussi le leadership crédible et responsable passe par cette compréhension profonde des dimensions nécessaires à la conduite du projet commun, de sa réalité comportementale et caractérielle, et de sa capacité à favoriser avec d’autres acteurs les combinaisons inter-relationnelles pour répondre avec justesse à toutes les dimensions requises.

Et cette responsabilité ne se partage pas, jamais ! Car lorsqu'on partage une responsabilité*, se crée de facto une chaîne d’irresponsabilité, qui bien souvent est une création volontaire pour justement dissoudre la responsabilité, le système étant passé maître dans la création de chaînes d’irresponsabilités ("C’est pas ma faute ! Le comité a décidé que !", "Ce n’est pas moi… le groupe a dit que !"). La responsabilité est toujours individuelle.

Une façon de conduire cette réflexion est de réfléchir, en son âme et conscience, à ce que représente pour soi l’exercice du pouvoir : diriger ou servir, décider ou éclairer ? La tentation première est de répondre les deux. La réalité du comportement qui en découlera, et de l’évolution caractérielle associée, est le choix profond que fait celui ou celle qui l’exerce ou s’apprête à le faire, pour l’assumer et le vivre en toute cohérence. C’est la prise de la pleine mesure de son pouvoir. Toute autre posture conduit au déséquilibre et à la confusion, dans sa relation à soi comme aux autres. Et elle ne peut que perpétuer les affres et dysfonctionnements devenus insupportables d’une société de la représentation factice, du spectacle, de la mise en scène et du "storytelling", où l’art de jouer sur les mots, de privilégier l’apparence, et de se dédouaner des éternelles faiblesses humaines dans sa confrontation à la "réalité", finissent par annihiler le sentiment de confiance dans l’engagement commun et le vivre ensemble apaisé.

C’est un choix responsable que de le faire avec lucidité et courage.

* C’est un des facteurs d’effondrement des grandes civilisations, une hyper-complexité alliée à la dé-responsabilisation !

 

De la sécurité psychologique

"La sécurité psychologique est le secret des équipes créatives et performantes". C'est ce qu'a mis en avant Amy Edmondson, professeure de leadership et de management à la Harvard Business School dans ses réflexions sur les transformations du monde du travail et les leçons à tirer de la crise sanitaire de 2020 et 2021 livrées en mai 2021 au magazine Les Echos. Le constat sur lequel elle s'appuie est que le management moderne pratiqué dans l'entreprise comme dans le fonctionnement sociétal par les élites dirigeantes est basé sur la peur, la création de l’anxiété et le fait de générer de l’angoisse permanente chez les salariés et citoyens.

Le management moderne est d’une incroyable perversité, celui de pressions psychologiques implicites comme explicites, l'objectif n'étant que la manipulation* par-delà les professions humanistes pratiquées la main sur le cœur. Le but est l'obéissance, nécessitant la dissimulation de sa raison d'être première. Et c'est pourquoi les sociétés ont développé des techniques d’une grande perversité et d’une immense hypocrisie, générant un politiquement correct étouffant qui mine les fondamentaux de nos sociétés occidentales.

C'est pourquoi on redécouvre que pour être créatif et performant, il faut se sentir bien, qu’il faut être en situation de sécurité psychologique ! Il ne s'agit pourtant que d'une énième illusion au royaume des psychopathes qui nous gouvernent. Innover, créer, c’est par essence faire différemment ou totalement autrement de ce que l’on faisait jusqu’à présent. Cela revient donc à expliquer que tous ceux qui faisaient ainsi avaient tort. Il en résulte que l’innovation est une chose très dangereuse pour son auteur. C’est la raison pour laquelle très peu d’entreprises comme institutions peuvent réellement être innovantes.

 

 

 

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