Manager par les valeurs, ou l’illusion de la "bien-pensance" en entreprise

En ces temps particulièrement troublés sur les terrains politique, économique et social, l’appel à la mobilisation citoyenne passe par l’agitation et l’incantation de valeurs à connotation patriotique censées participer de la prise de conscience comme des comportements attendus par ceux et celles qui les brandissent. Les penseurs des cabinets ministériels comme de conseil s’en régalent, tout comme les DirCom, DRH et autres théoriciens du beau discours à usage du dirigeant régalien. Pour quelle crédibilité ?

Entre culture d’entreprise, principes de management et valeurs, le flou est plus qu’artistique sur ce qui les spécifie dans la quête du résultat attendu auprès de ceux et celles à qui ils s’adressent. D’aucuns les qualifient de platitudes, mots d’ordre et slogans, tartufferies sémantiques, propagande, idéologie, manipulation, atteinte à la conscience et à la liberté individuelle, non sans pertinence et raison. Car la distance est forte entre le monde idéal et rêvé qu’elles brossent et la réalité perçue car vécue par les acteurs de l’entreprise, parfois porteuse de souffrance. D’où un discrédit à l’égard de cette forme de cynisme de langage, suscitant au mieux indifférence, au pire défiance à défaut de comportements effectifs.

On trouve à leur palmarès l’innovation, avec son pendant moins proclamé de règles et de procédures ; l’esprit d’équipe, qui sous-tend la coopération et sa réalité d’un vécu plus proche de la confrontation (à laquelle bien sûr l’équipe dirigeante échappe dans son propre mode de fonctionnement…) ; l’engagement, sous-tendant de tout donner tout en acceptant que le marché comme le mode de fonctionnement de l’organisation ne récompensent pas dans les faits le surcroît d’ardeur donnée ; le respect, à concilier subtilement avec la conflictualité des relations interpersonnelles et les modes d’évaluation individualisés ; et bien sûr le travail, fourre-tout culpabilisant pour ceux qui n’en ont pas ou plus, et aliénant pour ceux qui le subissent à leur détriment ou qui s’y adonnent éperdument sans en avoir compris l’essence profonde*.

* Le travail n'est ni une valeur économique ni morale. Il est en revanche porteur de valeurs, comme l'amour du travail bien fait. Il permet à ses talents et habiletés de s’exprimer dans la joie et le plaisir, contribuant à son bien-être. Aussi aimer son travail lui confère de la valeur, d’autant plus s’il est synonyme de progrès personnel et collectif.

 

A cet effet, la dernière enquête française sur les conditions de travail effectuée depuis 1978 tous les sept ans auprès d’un échantillon scientifiquement construit et représentatif d’actifs occupés, aujourd’hui composé de 25 000 personnes par la Direction statistique du Ministère du travail - la DARES - a offert un panorama très précis et détaillé des conditions de travail. Elle met parfaitement en évidence qu’on assiste depuis plusieurs décennies à une dégradation des conditions de travail en France, due en particulier à l’intensification du travail. Il faut travailler toujours plus vite, les rythmes s’accélèrent, les exigences sont plus fortes, aux contraintes industrielles s’ajoutent les contraintes marchandes souvent accentuées par le contact avec le public.

On aurait pu croire qu’avec les nouvelles technologies le travail deviendrait moins pénible, mais c’est le contraire qui s’est passé. La diffusion de l’informatique a accéléré le rythme des demandes mais aussi la surveillance, l’exigence de reporting et de traçabilité ainsi que de mesure des performances. De surcroît, les modifications permanentes des systèmes d’information entraînent des changements organisationnels incessants. 

 

Ce qui est effroyable et insupportable c’est la pression, les changements permanents, les évolutions épuisantes, tout ceci rentre dans ce que l’on appelle l’intensité du travail. Le nombre d’heures de travail ne rend que très partiellement compte pour ne pas dire pas du tout de l’intensité du travail. En France, l’intensité du travail était moins forte avant les 35 heures et jusqu’à la fin des années 90.

L’autre sujet terrible, c’est évidemment le management, souvent violent et maltraitant. La "coolitude" n’est que de façade. Le "tutoiement" de rigueur, les pots alcoolisés aussi, et pour quoi ? Pour permettre la mise en place de méthodes de management par la manipulation. Plus le salarié est "protégé" plus les méthodes sont en réalité perverses, destructrices et hypocrites. Une bonne insulte ou un bon coup de gueule est bien moins destructeur que la perversité de la mièvrerie.

 

La machine à broyer l'humain

Ils le jureront presque toutes et tous à l'unisson, la main sur le cœur : nous exerçons ce beau métier pour être au service de l'humain, permettre à ce qu'il y a de meilleur en chacun de s'exprimer, et assurer que le collectif joue sa partition à même de faire gagner l'entreprise, ce pourtant monstre froid autonome qualifié cyniquement de "personne morale " par tout juriste patenté. Maintenant, si le contexte économique et la performance de la concurrence le nécessitent, alors pas d'état d'âme, car c'est malheureusement l'autre pendant du job...

Autrement dit, voici servi la bouche en cœur l'argument type de la fausse science managériale, reposant sur un processus d'individuation non réalisé qui conduit ces "responsables" illusionnés à jouer la partition de leur vie alternativement en mode sauveur, bourreau et de ce fait victime, tant de leur propre aveuglement que de leur peur profonde à se regarder au fond du miroir, nonobstant les quelques serial prédateurs qui jouissent véritablement du management brutal voulu par leur direction. Il faut bien vivre n'est-ce pas ? Et puis, l'être humain n'est-il pas confronté depuis la nuit des temps à ces paradoxes dans sa relation au vivant ? Enfin, si ce n'est pas moi, quelqu'un d'autre fera le (sale) boulot. Alors un mouchoir peut être posé sur la pudibonderie et le romantisme qui, s'ils flattent les élans vertueux des poètes humanistes, n'ont pas leur place dans la "vraie" vie.

Pourtant, ces êtres dits humains qui n'ont à la bouche que chartes des valeurs, responsabilité sociale, déontologie et autres outils incantatoires de la noblesse de l'homme au travail, gagneraient pour leur propre réalisation existentielle à conscientiser ce qu'ils et elles sont en l'état, ni plus ni moins que le bras armé de directions aux méthodes effroyables, acceptant non sans satisfaction malsaine que leur égo-mental dévoyé décline le lexique guerrier de l'anglicisme à la mode de leur métier : "Business partner", "Talent acquisition", "Consulting", "Compliance"... Il masque la nature mortifère de leur job, le jugement et la condamnation d'autrui par le licenciement, autrement dit la mort symbolique de son frère ou sœur d'humanité. Excès de sensiblerie ? Simple réalité clinique, froide et chirurgicale, que l'on évite de regarder ostensiblement en face lorsqu'on vit en mode robot biologique, non en être humain.

Si certain(e)s hier loués et cités comme admissibles au palmarès de la profession (le pitoyable Oscar ou César annuel de la profession) sont désormais cloués en place publique (ainsi l'ex DRH "génocidaire" du France Télécoms de l'époque*), toutes et tous mériteraient de voir braquer sur leur âme éteinte les stigmates du sacrifice auquel il consente de mille et une manières, de mille et une lâchetés, de mille et une hypocrisies, telle l'expression d'équivalent temps plein (ETP)*² qu'ils ne cessent d'avoir à la bouche. Une fois le vernis de leur langage formaté tombé, il consiste à faire travailler les salariés ou collaborateurs dans la peur, en les pressant comme des citrons, avant une fois donné tout ce qu'on voulait d'eux de les jeter, sans que pourtant leur dévotion incantatoire à la RSE - la responsabilité sociale de l’entreprise - ne soit ébranlée... Cerise sur ce gâteau indigeste, ce n'est pas l'entreprise qui paye les conséquences d'un tel management, mais Pôle Emploi devenu depuis France Travail, en versant des allocations chômage. Et quand c'est allé vraiment loin question brutalité, la Sécurité sociale est mise à contribution... On appelle ceci dans le jargon une "externalité négative", soit faire payer à autrui les problèmes que l'on a créés. Si les entreprises devaient endosser le coût de leurs actions, se débarrasser des gens deviendrait nettement moins rentable.

Dans les petites astuces dont beaucoup se vantent non sans grossière fierté, l'argent versé par Pôle Emploi/France Travail et la Sécu est "intégré" au budget de l'entreprise, la négociation de départ incluant les allocations chômage au "package" promis au salarié. Ultime vice, une transaction est donnée en échange de sa confidentialité et sa renonciation à poursuivre l'entreprise, sous peine de devoir rendre l'argent. Ou comment faire accepter l'inacceptable par la pression et le chantage. Beau métier n'est-ce pas que de s'occuper de l'humain et de parader auprès de son entourage avec cette casquette du bon samaritain, puisque c'est bien connu, le salaud c'est toujours l'autre...

* Le procès de l'ancienne équipe dirigeante de la personne morale France Télécom, devenue Orange, pour une vaste politique appelée "le crash programm" visant à "déstabiliser les salariés" et à ce titre constitutive de harcèlement moral, s'est tenu devant le tribunal correctionnel de Paris, conformément aux réquisitions du parquet de Paris selon son ordonnance de juin 2018. Elle avait entraîné de nombreux suicides en 2008 et 2009, devenant symbole de la souffrance au travail par les "incitations répétées au départ", mobilités "forcées", missions "dévalorisantes", "isolement"...  soit des pratiques "répétées" ayant forgé "une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés" et "à créer un climat professionnel anxiogène".

Un équivalent temps plein, ce n’est pas une personne, ce n’est pas un être humain, c’est une unité de mesure dans les pratiques dites "RH", ressources humaines…

Cf. Didier Bille "DRH La Machine à broyer" Éditions du Cherche-Midi.

 

Uber, ou l'"exceptionnelle" productivité sociale dans un contexte dégradé

3 minutes clé en mains dans une visioconférence de 3 minutes, c'est la performance réalisée par ladite DRH de la société Uber pour virer 3 500 collaborateurs par le système Zoom devenu à la mode en ces temps de confinement et de télétravail, conséquences de la crise sanitaire devenue économique. Record à battre ! Si pour beaucoup ceci est humainement insupportable, c'est oublier que nous vivons dans un monde d’une grande hypocrisie. Nous avons eu de cesse d'exiger que tout soit immédiat, à titre personnel comme professionnel, et de saluer l'évolution continue de la performance technologique grâce aux gourous de ce digital world. Alors que le maniement intempestif des apps et notre addict connexion aux réseaux sociaux, devenus la règle incontournable de notre relation au village mondial, attisent ce qu’il y a de moins bon dans l’homme, c'est-à-dire en chacun de nous, pourquoi brandir notre hypocrite indignation ? Nous n'avons que le juste résultat de notre inconscience et de notre soumission à l'hydre qui nous asservit psychiquement. Finalement se faire virer par zoom et son/sa DRH robot psychopathe à la manœuvre, ce n’est jamais rien que le reflet du naufrage collectif de nos sociétés dites modernes, qui abdiquent tout humanisme pour exciter les plus bas instincts des sots et crétins sans âme officiants.

 

Du CHO, le "Chief Happiness Officer"

Le "responsable du bonheur" ou "chef du bonheur" est le nouveau label du DRH contemporain, dont la mission  sacrément sérieuse est de rendre les gens heureux dans l’entreprise. Elle est censée répondre aux aspirations d'épanouissement personnel au sein du collectif, de bien-être dans sa réalisation de vie et de quête d'harmonie comme de sens dans sa conduite de vie. Ce n'est pourtant qu'une énième ânerie managériale lancée comme poudre aux yeux aux gogos illusionnés, qui fait le beurre lucratif des (nombreux) consultants branchés en développement personnel et qui donne aux petits comme grands prêtres officiants un vernis plus reluisant que l'image de la voyoucratie sociale qui leur colle à la peau.

Comme d'habitude dans ce monde de faux-semblants gouverné par le mensonge et l'hypocrisie, c'est l’inverse de ce qui est pratiqué, le discours professé masquant invariablement le contraire dans les faits constatés. Ainsi, plus on parle de lutte contre le "sentiment" d’insécurité, plus il y a une insécurité qui monte. Plus on lutte contre le chômage, plus il monte. Plus on lutte contre les inégalités, plus elles augmentent. Et plus l’on  parle de chef du bonheur dans l'entreprise, nouvelle pousse comme ancienne, plus les conditions sociales en réalité se dégradent. Le "bonheur" dans l’entreprise est pourtant simple : il suffit de ne pas trop pressurer les gens, de donner des conditions de travail convenables (rémunération et animation managériale entre autres) et des objectifs réalisables. Il en découle en principe que celui qui fait bien son travail ne vient pas la boule au ventre à son boulot, la mise à disposition du baby-foot, du café à volonté ou de corbeilles de fruits n'étant que des plus alors appréciables car non des gadgets masquant la triste réalité, celle de la propagande et de l'endoctrinement mis en œuvre avec l’objectif de se servir et d’asservir.

La réalité est que manager s'apparente bien souvent à dresser ! Nulle surprise puisque sur un plan étymologique le verbe anglais to manage dérive du mot latin maneggiare qui signifie "faire tourner un cheval dans un manège", lui-même issu du latin manus qui signifie "contrôler, manier, avoir en main". En français, manège s'entend également comme "entraîner un cheval en le dirigeant avec la main", expliquant le comportement de celui qui cherche à manipuler autrui par ses simagrées et sa rhétorique de circonstance. Toutes ces techniques d’entreprises sont comparables à celles utilisées par les politiques et aux méthodes de communication destinées à "fabriquer" le consentement*.

Il n'y a qu'une vérité. Lorsque l'être humain ne subit plus, alors il se libère, s'affranchit. Les hommes sont nés pour être libres, pas dressés.

* Cf. Prédation manipulatoire & Fabrication de l'illusion et voie de sortie.

 

"Nous ne sommes pas une famille !"

Si certains trouveront peut-être dur le mot du président de la plate-forme canadienne de commerce électronique qui permet aux individus et aux entreprises de créer et d'animer leur propre magasin en ligne adressé à ses cadres, il est pourtant plein de bon sens, rompant avec le politiquement correct culculgnangnan managérial où nous serions une "famille" de la "start-up" nation qui passerait son temps à jouer au baby-foot en salle de pause avec un CHO, le ou la Chief happiness officer, cadre naïf ou cynique en charge du bonheur…

Une entreprise à but lucratif* n’est pas une famille qui serait là pour s’occuper et prendre soin de ceux qui ne fichent rien et qui tirent au flanc. Elle est là d'abord pour faire des profits afin d'assurer sa pérennité et distribuer des dividendes à ses actionnaires et investisseurs, et pour ce faire, elle doit s'attacher à s'appuyer sur des collaborateurs compétents, motivés et capables de travailler ensemble.

"Shopify, comme toute autre entreprise à but lucratif, n’est pas une famille. L’idée même est absurde. Vous naissez dans une famille. Vous ne l’avez jamais choisie, et ils ne peuvent pas vous désenfanter. Il devrait être évident que Shopify n’est pas une famille, mais je vois des gens, même des dirigeants, utiliser avec désinvolture des termes comme 'Shopifam', ce qui donne une fausse impression aux membres de nos équipes (surtout aux jeunes qui n’ont jamais travaillé ailleurs). Les dangers de la 'pensée familiale' sont qu’il devient incroyablement difficile de laisser partir les personnes peu performantes. Shopify est une équipe, pas une famille. Nous ne voulons littéralement que les meilleures personnes du monde. Si vous avez rejoint Shopify, c’est parce que – je l’espère – toutes les autres personnes que vous avez rencontrées au cours de l’entretien étaient vraiment intelligentes, attentionnées et engagées. C’est magique et cela crée un magnétisme vertueux sur les personnes talentueuses car très peu de personnes dans le monde ont cela en elles. Ceux qui ne le sont pas ne devraient pas faire partie de cette équipe. Cette magie et ce magnétisme sont le produit d’une gestion rigoureuse des performances que j’attends de nous tous".

Une entreprise n’est pas ce qu’elle n’est pas. Il ne faut pas mentir aux gens en leur faisant croire par des discours lénifiants aux "entreprises à mission" qui prendraient soin des "parties prenantes" pour reprendre la novlangue de Davos. La vocation d’une société privée est de faire son métier en gagnant de l’argent, et en créant de la richesse dans le respect des lois qui viennent cadrer et imposer les normes nécessaires à la collectivité (normes de sécurité, de pollution, sociales etc)… Si elle doit s'attacher à rechercher l’adhésion du personnel à travers une cause commune et un esprit d’entreprise, la réalité est que, de par les déviances de la nature humaine, c'est pour partie, dans les grandes entreprises privées comme publiques, administrations ou collectivités territoriales, un monde d’hypocrites, d'ambitieux torves prêts à tout, et de petits protégés, la compétence, le sérieux et le besogneux n'étant au final que des critères secondaires. Tout le reste relève soit de la solidarité d’État, soit de la solidarité associative, participant là encore de l'infantilisation sous des habits différents. Et lorsque l’hiver vient, les employés sont seuls face à la boite qui se débarrasse d’eux sans état d’âme ni réelle force d’opposition. Aussi chacun dans son rôle, et les vaches seront bien gardées...

* La différence fondamentale entre une entreprise et une startup (jeune pousse émergente) est que l'entreprise optimise un business model (modèle économique) pour en tirer un maximum de profit afin de supporter ses coûts et rémunérer ses actionnaires, alors que la startup expérimente son business model et teste son marché, le caractère innovant de son offre et de son modèle économique ne permettant pas de définir clairement toutes les composantes de son marché et de lui assurer une rentabilité immédiate.

 

"Le Monde se divise en deux catégories…ceux qui ont un pistolet chargé…et ceux qui creusent (….) !"

Clint Eastwood, dans le film Le Bon, la Brute & le Truand du réalisateur Sergio Leone (1966)

 

"Ô mes frères… je place au-dessus de vous cette nouvelle table : devenez durs !"

Table du livre "Ainsi parlait Zarathoustra" de Friedrich Nietzsche, dialogue entre le "diamant" et le "charbon de cuisine"

 

La Médiocratie, ou le gouvernement des sans-âmes

Dans tout système prédateur, anesthésier les idées comme les hommes est l'antienne de ses maîtres-artificiers, le robot biologique interchangeable car facile à ranger dans une case de l'échiquier - l'expert - étant la norme pour la survie du système. Il en découle que rien ne doit remettre en cause l'ordre économique et social établi, qui consacre ainsi les médiocres au pouvoir et aux commandes de ses pyramides institutionnelles, quelles qu'elles soient. C'est pourquoi le médiocre, par-delà ses parchemins universitaires, constitue un moyen "privilégié" dans sa façon d'être, de penser et d'agir, soit la défense de ses intérêts, autrement dit ceux de son institution d'appartenance, et ce par le contrat de loyauté et de ce fait de soumission passé, l'anneau de pouvoir.

Selon le philosophe enseignant québécois Alain Deneault, la médiocratie vient dans notre ère contemporaine de la division et de l'industrialisation du travail, qui ont transformé les métiers en emplois. En réduisant le travail à une force puis à un coût, le capitalisme l'a dévitalisé, avant que le taylorisme, le fordisme et le toyotisme en poussent la standardisation selon leurs spécificités. Les métiers se sont ainsi progressivement perdus, le travail devenant une prestation moyenne désincarnée que le nomadisme croissant d'un grand nombre de salariés, passant de manière indifférente d'un travail à un autre, n'a fait que renforcer comme moyen de subsistance. Prestation moyenne pour un résultat moyen, l'objectif consiste à rendre les gens interchangeables au sein de grands ensembles de production qui échappent à la conscience humaine d'à peu près tout le monde, à l'exception de ceux qui en sont les architectes et les bénéficiaires.

Tout ceci a été comme d'habitude enrobé de la sémantique sirupeuse et pompeuse des communicants, tout particulièrement avec le concept de la "gouvernance" introduit par la première Ministre britannique Margaret Thatcher et ses collaborateurs dans les années 80. Sous couvert de saine gestion des institutions publiques, il s'agissait d'appliquer à l’État les méthodes de gestion des entreprises privées supposées plus efficaces. Il a  depuis fait florès auprès de tout bon technocrate comme forme de gestion néolibérale de l’État, caractérisée par la déréglementation et la privatisation des services publics et l'adaptation des institutions aux besoins des entreprises. Et subtilement la gouvernance est devenue le paravent politique de la démocratie, alors même qu'elle en est l'opposé ! Nul ne sera étonné que l'action politique est réduite à la gestion, autrement dit à ce que les manuels de management appellent le "problem solving", soit la recherche d'une solution immédiate à un problème immédiat, ceci excluant toute réflexion de long terme fondée sur des principes, toute vision politique du monde publiquement débattue. Dans ce régime de la gouvernance, l'individu comme la plupart des corps intermédiaire (ainsi les syndicats) sont des petits partenaires obéissants, incarnant à l'identique une vision moyenne du monde, dans une perspective unique rarement conscientisée, celle du libéralisme marchand des corps, âmes et esprits, raison d'être première du système prédateur.

Il en découle que celui-ci encourage l'ascension des acteurs moyennement compétents, nonobstant leurs compétences techniques, afin qu'ils ne risquent nullement de le remettre en cause pas plus que ses conventions par l'exercice de son esprit critique. Il en découle que le médiocre doit "jouer le jeu", celui d'une partie d'échecs dont le résultat est connu d'avance même s'il l'ignore, abêti par les hochets émotionnels dispensés (promesses, argent, statut, récompenses...)*. Il accepte ainsi des pratiques officieuses qui ne servent que des intérêts à courte vue, se soumettant à des règles en détournant ses yeux obstrués du non-dit ou de l'impensé qui les sous-tendent, comme accepter de ne pas citer tel nom dans tel rapport, faire abstraction de ceci, ne pas mentionner cela, permettre à l'arbitraire de prendre le dessus. Au bout du compte, jouer le jeu consiste, à force de tricher, à générer des institutions corrompues puisque les médiocres acteurs ne savent même plus qu'ils sont corrompus.

Et c'est pourquoi les "Grandes", moyennes ou petites écoles comme les universités forment des étudiants pour en faire non pas des esprits autonomes, mais des experts prêts à être instrumentalisés, les "meilleurs" rejoignant en priorité les firmes du Conseil à prix d'or, sulfureux il va sans dire, comme temps de cerveau disponible pour leurs clients publics et privés... Le transfert du formatage - la pensée unique - est ainsi parfaitement assuré, en entreprise comme dans la pensée politique où les différences entre les discours des uns et des autres deviennent minimes. Seuls les symboles divergent dans une apparence de discorde - le jeu politicien -, les "mesures équilibrées", "juste milieu" ou "compromis" étant érigées en notions fétiches. C'est l'ordre politique de l'extrême centre, dont la position correspond moins à un point sur l'axe gauche-droite qu'à la disparition de cet axe au profit d'une seule approche et d'une seule logique. Autrement dit le macronisme, l'antichambre du Nouvel Ordre Mondial en cours d'érection ! Il en découle un contexte médiocre, où règne la combine, les gouvernants se faisant élire sur une ligne politique et en appliquant une autre une fois élus, les médias favorisant de leur côté ces dérapages en ne s'intéressant qu'aux stratégies des acteurs.

* Cf. "Gouvernance, le management totalitaire" et "La Médiocratie" d'Alain Deneault, éd. Lux (2013 et 2015).

Cf. Le sens caché du Jeu d'échecs.

 

Cynisme pervers

Un nouveau modèle de recrutement low-cost se répand au sein d'entreprises "innovantes" dans leur management des forces productives à moindre coût, celui du licenciement-réembauche. C'est par exemple celui initié par la compagnie British Gas plc, fournisseur de gaz naturel privatisé depuis 1986, qui licencient en 2021 leurs techniciens pour leur proposer d’être ré-embauchés nettement moins cher avec un nouveau contrat ! Si cette méthode est légale, elle est bien sûr controversée au Royaume-Uni, concernant d'autres entreprises telles la compagnie aérienne British Arways ou Asda, un géant britannique des supermarchés. Cette tactique est également en cours pour les chauffeurs de bus de Manchester, les travailleurs de l’usine de café Jacobs Douwe Egberts, les employés des centres de distribution Tesco... Si en France une telle méthode est illégale au premier abord, il suffit par exemple de renégocier des accords sur les 35 heures, de faire un "referendum" d’entreprise ou un accord, permettant de revenir sur les RTT et jours de congés afin d'en diminuer singulièrement le poids. Et cela a déjà commencé, à l'instar de la BNP, compagnie bancaire, qui vient de supprimer les RTT de ses collaborateurs en agence. A qui le tour ?

 

Management de souffrance

"Nous devons écraser l’arrogance des salariés et les faire souffrir !" Tel est le credo du PDG d’un gros promoteur immobilier australien, TimGurner, qui a expliqué en 2023 sans vergogne que les salariés sont devenus arrogants dans la mesure où le rapport de force entre employés et employeurs jusqu'alors établi avait changé progressivement en leur faveur en raison du "plein emploi" dans nombre de professions liées à l'économie des services, notamment numériques.

Or le "plein emploi" rend les salariés et les travailleurs exigeants, conduisant à ce qu'ils veulent des conditions de travail agréables et des augmentations. Insupportable pour les marges des entreprises bien évidemment !

Il faut donc leur rabattre le caquet, et selon lui, il n’y a pas 36 solutions : il faut que les salariés souffrent, il faut les écraser et casser l’économie, il faut augmenter le chômage, il faut qu’ils supplient pour avoir un travail, il faut qu’ils aient peur. Autrement dit, il faut revenir au capitalisme à la "papa", dans sa version patriarcale éculée, non dans sa version noble, celle du paternalisme basé sur le partage de valeurs fortes et du respect responsable de chacun. Seul ce capitalisme a du sens, sans aucune volonté de faire souffrir l’autre en se traduisant par des burn-out, dépressions et parfois des suicides...

 

Les valeurs relèvent plutôt du masque entretenu dans un lieu d’expression devenu désenchanté pour nombre de personnes en quête de réalisation de leur vie. À chercher à donner du sens là où ontologiquement il ne peut être pour l’homme, les communicants d’entreprises finissent par creuser le décrochage irrésistible avec des équipiers convaincus intérieurement qu’ils ne pourront jamais y trouver leur véritable salut. Pour quelques-uns qui s’illusionnent encore sur la noblesse, l’altruisme et la dynamique de réalisation dans le travail, une majorité comprend que si ce dernier peut participer de la réussite d’une vie, le véritable accomplissement est tout autre. Aussi ce cautère sur une langue de bois n’est qu’une piteuse litanie de recherche d’adhésion à ce que la structure, quelles que soient les intentions sincères de ses serviteurs titrés, ne pourra jamais garantir, tout particulièrement dans la durée, à la diversité des singularités biologiques qui la composent. L’illusion d’un langage d’alignement mécaniste et généralisé de l’humain traduit l’incompréhension croissante entre des machinistes aveuglés et des acteurs aspirant à leur liberté d’expression comme de création. S’ils n’ont d’autre choix en l’état que d’une contractualisation de leur dépendance et subordination, autant ne pas en rajouter dans la recherche d’un formatage uniforme de la pensée à partir de pseudo valeurs prétendues intangibles. Sous couvert d’incantation angélique, ce n’est en réalité qu’une injonction hiérarchique moralisatrice, simpliste et contre-productive, s’étant fourvoyée une fois encore dans l’illusion que l’impulsion déclamatoire pouvait conduire à la réalisation des résultats attendus.

 

Management des seniors, ou l'intention hypocrite

La catégorie des séniors fait partie de toute charte et tout discours managérial relevant du volet "sociétal" des démarches RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale) des entreprises, qui bien souvent ne sont que des attrape-nigauds pour ceux qui ont la naïveté d'y croire. La crise sanitaire ne fait qu'accélérer* le mouvement initié depuis longtemps d'"éradication" des séniors, voyant les "ni en retraite ni en emploi" constituer les nouveaux déclassés de la société du paraître. Il est clairement devenu très difficile de rester dans une entreprise après 50 ans.

Les raisons sont multiples : coût de l'emploi jugé trop cher, la maturité amène à poser trop de questions et à réfléchir par soi-même, ainsi qu'à ne pas accepter de faire tout ce qui est demandé. Alors, pourquoi s’embarrasser avec ces gens-là quand on structure une entreprise pour que tout le monde soit interchangeable !

Les jeunes "béni oui oui", sans répondant ni recul, sont plus aisément malléables à outrance, plus simples à gérer et à contrôler pour les pseudo experts du management responsable… C'est l'esprit "start-up nation" qui est recherché, car source d'illusions, de mirages et de fantasmes juvéniles. Mais bien entendu, ces jeunes à l’action répondent toujours à quelques individus plus âgés, voire très âgés, surtout lorsqu'ils sont les actionnaires de référence. Et ce n'est pas un hasard si les séniors et les vieux sont adorés en politique, les donneurs de leçons. Ils sont sénateurs, au conseil constitutionnel ou dans d’autres institutions publiques, et bien sûr ils coûtent un pognon de dingue !

Depuis le 1er mars 2020, les plus de 50 ans inscrits au chômage (en catégories A, B et C) sont en nette augmentation, auxquels se rajoutent les postes supprimés dans le cadre des PSE, plans de "sauvegarde" de l'emploi dont ils représentent les deux tiers du volume. 

 

Pour connaître la vérité du bonheur au travail, c’est finalement assez simple : il suffit de regarder le nombre d’arrêts maladie, de regarder l’absentéisme, de regarder le taux de "turnover" ou rotation des individus dans les entreprises, de regarder les méthodes managériales utilisées, de regarder comment les sociétés virent les "vieux" (seniors) et l’on est vieux à partir de 40 ans, de regarder tous les "bullshit jobs" inutiles et vides de sens où il faut remplir des cases Excel que personne ne lira jamais, t de regarder comment fonctionnent les grandes entreprises pour comprendre que le monde professionnel, particulièrement en France, est hypocrite et tocard.

 

La préoccupation du dirigeant doit être la nature de la stratégie à mettre en œuvre, édulcorée de son marketing RH de façade. Ses modalités passeront par des comportements de ceux et celles qui la réalisent, et ce n’est qu’à l’obtention des résultats que l’on pourra les traduire en valeurs. Auquel cas elles seront devenues partie intégrante dans le vécu collectif. Ce qui veut dire que leur légitimité réside dans la confiance en l’intelligence de fonctionnement des acteurs, l’intelligence d’agir, émancipés (pour partie) du cadre contraignant des normes, règles, procédures et autres consignes, pour trouver les solutions aux objectifs définis. Tout l’inverse de ce qui est généralement pratiqué par la rhétorique managériale de l’intérêt général, nourrie d’apparente rationalité déconnectée des réalités du terrain.

Ce n’est que dans cette façon de vivre ensemble l’entreprise que l’innovation, l’esprit d’équipe, l’engagement et le respect seront devenues les valeurs communes partagées.

 

Cf. Ray B. Williams, "What do corporate values really mean? " ; "10 valeurs essentielles : les incohérences de l’entreprise française", Courrier Cadre n°36 ; Philippe Askenazy, "Les désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme", Ed. du Seuil ; Edward J. Giblin & Linda E. Amuso, "Putting meaning into corporate value", 1997 ; Michel Crozier, "Le phénomène bureaucratique".

 

 

 

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