Conduite du changement, ou l’illusion de la nouvelle réalité espérée

Enfermé trop souvent dans une tour d’ivoire conceptuelle, propre au formatage de la pensée par le mental plus que par le cœur, et convaincu que la fonction légitime le savoir de son titulaire, le dirigeant mesure en permanence le décalage entre l’intention du nécessaire changement qu’il déclame, et sa traduction dans les comportements des acteurs auxquels elle s’adresse. C’est pourtant son acte de vente principal, à destination de ses actionnaires, investisseurs, analystes, clients, fournisseurs et corps social, et qui fonde sa responsabilité. Oubliant que le changement est dans la nature même de la vie, et que le respect de ce qui le rend possible en favorise la bonne réalisation, il met en surtension par son volontarisme incantatoire ce cycle naturel de tout organisme dans son adaptation à l’environnement, à condition qu’il s’y retrouve. Qui plus est par un discours culpabilisant sur le poncif de la résistance au changement des frileux, des réticents et autres corporatismes de tout poil *, voire de la fracture générationnelle entre "anciens et modernes". Tout ceci ne fait que rajouter à la friction naturelle des éléments lorsque l’harmonie ne préside pas au fonctionnement de l’ensemble. Non que certaines résistances délibérément orchestrées ne soient pas fondées : mauvaise volonté, craintes d’un futur différent de l’existant, inertie d’un système ankylosé... Mais parce que la méthode employée va tout simplement à l’encontre du bon sens.

Ce dernier nécessite tout naturellement en premier lieu la compréhension en profondeur de la donne en place. C’est un tri judicieux à faire entre les pseudos solutions toutes faîtes – les sparadraps ou cautères - pour résoudre les difficultés rencontrées dans le fonctionnement, et la compréhension du réel problème dans son origine pour y apporter la réponse adéquate. La promesse d’un grand chambardement calé sur la résolution des problèmes fonctionnels, et donc relationnels, de l’existant n’est en effet qu’une illusion, appelée au passage à faire la fortune des conseils extérieurs réparateurs, alors que l’analyse dégagée des apparences, des anecdotes, des cas particuliers, des jugements à l’emporte-pièce et des projections accusatoires, permet en détricotant le fonctionnement de l’organisation d’en comprendre le pourquoi des nœuds toxiques. Sur les symptômes apparents, tout le monde a son avis, forgé à l’aune de ses convictions, interprétations et fantasmes. Sur la nature profonde du dysfonctionnement, dégagée de l’émotionnel, le regard doit être tout autre : quelle structure est nécessaire pour quel objectif marché, et ensuite quelle organisation en permet la réponse. Si cette dernière dysfonctionne, c’est que la stratégie des interrelations mise en œuvre ne répond pas à la première donne, soit parce qu’elle est incomprise, soit qu’elle est dépassée. Aussi la récolte des données ne peut se faire à partir de l’interrogatoire des acteurs concernés, chacun traduisant une vision forcément parcellaire même si elle est de bonne foi. Et si les réponses apportées ne sont que des sparadraps superficiels, le résultat final sera particulièrement salé, en coûts de traitement inutiles et en renforcement du discrédit.

Ainsi le discours des élites politiques, tout particulièrement des représentants des grands corps type Bercy composés des "grosses têtes" sorties du moule à penser que sont par exemple l’École Nationale d'Admistration (ENA appelée à être rebaptisée École Publique d'Administration) ou Sciences Po, à l'encontre des "gueux et manants" - le petit peuple - taxé avec mépris et arrogance de bouseux ignares et autres Gilets jaunes abêtis, le tout avec la complicité des relais médiatiques serviles et de leurs soi-disant experts, journalistes ou représentants de la société (in)civile pérorant à tout bout de champ...

L'Intelligence Artificielle recrute... autre regard à conscientiser

La main sur le cœur, ses chantres en vantent l'efficacité au service de l'entreprise confrontée au nombre parfois conséquent pour les plus renommées de CV reçus, qui peuvent passer un temps considérable à les traiter ou doivent payer cher des cabinets qui vont leur facturer un temps tout aussi considérable à opérer le tri. Ils se veulent rassurants, considérant que la patte ou griffe humaine version animale demeure... Bel aveu de culpabilité ! Car ses algorithmes qui s’imposent sans coup férir conduisent à une cascade de dégâts dans le traitement mécanisé de ces CV de par leur absence totale d'intuition, limite d'incapacité cognitive oblige... Il en est de même avec l'appel aux systèmes sophistiqués des entretiens vidéo, voyant les candidats se connecter chez eux sur une plateforme et être enregistrés par vidéo en répondant à quelques questions. L'IA, comme celle de Hire Vue (USA) pionnière dans le domaine ou Easy Recrue, une société bien française, va alors analyser ces entretiens selon leur modèle établi, c'est-à-dire analyser le langage à travers les mots utilisés, la  richesse du vocabulaire, le rythme et le phrasé. La version américaine va encore plus loin, utilisant les expressions du visage pour connaître le degré de stress et/ou de sincérité du candidat. En dehors du fait que cette dernière analyse se révèle peu fiable sur les individus à peau foncée, cette "déshumanisation" propre à une fin de cyclicité civilisationnelle a des effets particulièrement pervers, puisque derrière la conception de l'IA se trouvent des "humains" qui ont leurs propres "filtres", leurs propres "biais" cognitifs, nourris de leurs névroses sinon psychoses. Et comme ils n'ont pas réalisé leur individuation qui leur aurait empêché de se mettre au service de la robotisation des esprits, ils sont bel et bien les relais inconscients d'un système prédateur asservisseur...

Quant aux "recruteurs", qu'ils soient en entreprise ou en cabinet dédié, ils vont donner des critères d’évaluation basés sur les talents considérés comme "modèles", c'est-à-dire comme subordonnés parfaits. Autant dire qu'ils conduisent à reproduire, pour ne pas dire "cloner", des profils d’employés dédiés à la poursuite d'un modèle asservisseur et non libérateur comme trop souvent pensé !

En second lieu, la méthode porte sur la conception du plan d’actions défini. Loin d’un perfectionnisme dans son résultat attendu, certes séduisant dans l’ambition affichée mais irréaliste dans sa faisabilité, il portera sur l’étude et la détermination des équilibres et des compromis permettant à chaque partie concernée une mise en mouvement la plus fluide et la plus cohérente. C’est un travail certes plus ingrat, contraignant et complexe que l’illusion d’un alignement automatique à la chaîne de commandement y présidant. Si toutes les parties concernées ne sont pas associées en amont à identifier et comprendre pour ce qui les concerne les conséquences et nécessités du changement visé, celui-ci se traduira inévitablement par l’émergence de dysfonctionnements et de contraintes, polluant le vécu humain comme le bénéfice de l’opération initialement escompté. L’illusion du but à atteindre, au-delà de sa séduisante perspective, aura conduit à une profonde dénaturation de ce qui seul en permet la réussite, les gains tangibles de chaque partie prenante et partagés à l’unisson.

De l'accélération naissent les tensions

L'accélération artificielle car profane du mouvement du monde, sous la houlette particulière et spécifique de la financiarisation de l'économie depuis les années 60, est venue bouleverser la relative harmonie qui présidait à la reconstruction et au développement d'après guerre sur la promesse factice du "plus jamais cela". Les consensus antérieurs ont depuis été fracassés pour ne pas dire pulvérisés, comme l'énième réforme du financement des retraites amorcée avec la nouvelle gouvernance française. C'est normal, puisqu'il s'agit, pour les promoteurs de l'accélération de l'Histoire - le mythe du progrès -, d'un projet égoïste, articulé autour d'un seul principe, toujours et encore : "le gagnant ramasse toutes les mises"!

Il s'agit pour cette hyper-classe consanguine aux commandes - "l’État profond" - de s'attribuer toujours et encore une part plus grande du surproduit global de la société. Cela crée des inégalités, des tensions, par ce que l'on appelle le développement inégal. Les bénéficiaires de cette incessante soi-disant marche en avant, d'aucuns se nommant "La République en marche ", se coupent ainsi du monde réel, s'isolant et refusant de prendre conscience de manière claire du problème que leur programme pose aux peuples. Ces "sujets supposés savoir" font sans cesse des Davos, conventions, assisses et autres forum économiques nationaux comme mondiaux, ces cénacles et coteries réservés à quelques happy few amenés à se partager le gâteau, plus exactement le butin de leur piraterie tant sauvage que sanguinaire ! Leur volonté personnelle de puissance, de domination de groupe et de classe, est leur seul guide. Aussi, pour continuer sans se remettre en cause, ils mentent, inventent des récits et des romans qu’ils se transmettent entre eux, dont le but est à la fois de masquer la forfaiture de la situation qu'ils ont créée, de la justifier par leur jargon clinique et hermétique, et de continuer sans cesse et encore à chercher à gagner des élections ou de franchir les jalons de l’échelle sociale.

C'est un monde faux, fait de bulles, de drogue monétaire, où tout est gonflé, inflaté, déformé, en apesanteur, déconnecté du monde tangible afin de privilégier le gaspillage et l’imprévoyance sur la frugalité raisonnable. 
Tels des mages babyloniens
– profiteurs, faux prophètes, faux magiciens et vrais illusionnistes - qu'ils sont dans les profondeurs de leurs entrailles viciées et viles, gouvernés par les forces obscures tapies en eux, ils manipulent sans vergogne les savoirs, les principes, les perceptions, les théories, jusqu'aux fondements même de la constitution première des sujets humains. Il s'agit d'une folie, logique, mathématique, produite par leurs théories fausses. Par leur imaginaire destructif, ils les reprogramment dans le trans-humain, ce modèle civilisationnel qu'ils érigent comme apothéose de leur génocide criminel qu'est l'idéologie moderniste, cette religion ou opium qui crée un environnement de fantômes, de zombies, d'ectoplasmes, de virtuel et d'illusions *. C’est que la recherche sans fin du profit, du profit pour le capital qui a colonisé le politique, exerce un pouvoir destructeur non seulement par l’exploitation du travail et des relations sociales, mais aussi par la dégradation de la nature. Et c'est ainsi que le monde continue sa marche en avant, dans le brouillard et l'opacité, s'enfonçant dans un ensemble de fausses représentations amenant peu à peu les contours du réel à disparaitre. C'est la grande divergence entre l'imaginaire, le symbolique et le réel, cette divergence garantissant la fin des capacités d'adaptation par perte de contact.

Mais dans leurs orgueil, vanité et suffisance, ils oublient que le réel gagne toujours, simplement parce qu'il est le réel, et que la réconciliation est inéluctable, même si elle est de nature apocalyptique. La nature  en effet n’a jamais été dans un état d’équilibre. Si le monde a toujours changé et évolué, les espèces s’éteignant et émergeant, ceci s’est fait, se fait et se fera en symbiose avec le monde, avec lui et sous sa pression. Les humains n’ont jamais été en mesure de dicter leurs conditions sur la planète ou sur d’autres espèces sans répercussions, la "nature" définissant l’environnement pour les humains et les humains agissant sur la nature. L’adaptation, fruit de l'évolution de conscience, est une course sans fin. Il y a de ce fait toujours une heure des comptes, une statue du Commandeur, une Maât (déesse de la justice égyptienne). Dans ce monde terrestre désacralisé, ces forces de rappel se nomment pesanteur, gravité, rareté, mort, et rapports de forces. Elles résultent du fait que nous sommes en guerre dans cette réalité astrale dévoyée sur tous les fronts : guerre contre la déflation, guerre contre la surproduction, guerre contre le sous-investissement, guerre contre le surendettement, guerre contre le climat et le réchauffement, guerre contre les virus et bactéries, guerre contre les rebelles sociaux à tunique noire, rouge ou jaune, guerre des prévaricateurs contre tout le monde, guerre de tous contre tous ! Il y aura une Grande Réconciliation, voyant les ombres rejoindre les corps dont elles ont été séparées et les mots recoller à leurs contenus, les phrases à leur sens, et la fausse monnaie, symbole/totem/fétiche de leur névrose pathologique, dévalorisée. Cela se fera brutalement : on appelle cela une crise, plus exactement un chaos, un collapse, fruit du jeu de forces antagoniques propres à un état de conscience limité car anesthésié par les forces obscures nous gouvernant *². Le gradualisme de cette adaptation contrainte fait que les changements sont tolérés et tolérables, chacun s'adaptant, la masse suivant. C'est une sorte de grande marche involutive, dont le rythme, modeste et progressif, permet le maintien de la cohésion des sociétés et l'efficacité des structures et institutions prédatrices ! Seul un profond changement de conscience permet d'en trouver l'échappatoire salvatrice !

* Cf. Conscience du XXI° siècle & Évolution de civilisation (3) Mythe de la modernité, risques et lois d'évolution universelle .

Cf. Compréhension de la conspiration prédatrice & La dualité décodée.

Cf. en complément le pamphlet "Voyage au bout des ruines libérales-libertaires" de l’essayiste Matthieu Baumier.

En dernier lieu, la méthode s’appuie sur des leviers à même d’en favoriser la mise en œuvre, décisive quant à l’efficacité ou non du changement escompté. Ainsi l’écoute du terrain et de ses pratiques est à ce sujet fort instructive, et peut moyennant quelques ajustements être bien plus source de bénéfices qu’un changement plus radical. Nul leader quelle que soit sa brillance dite intellectuelle ne pourra prétendre maîtriser toute la complexité des rouages et des interrelations de l’organisation, encore moins en voulant imposer sa feuille de route. Il ne peut que s’y épuiser, se décourager, et être dans la souffrance constante. Pour les leaders guerriers, c’est un défi qui flatte un égo surdimensionné ne pouvant que s’exprimer dans la bataille, la victoire s’avérant au final stérile sur bien des plans. Pour les autres, c’est une longue dérive vers la perte d’estime et de confiance, venant gonfler les victimes de l’épuisement au travail. La clé est dans l’accompagnement constant, par prévention si possible, de ce mouvement permanent qu’est le fonctionnement biologique de l’humain, débarrassé de l’illusion d’un perfectionnisme qui n’est pas de ce (bas) monde. L’accepter, c’est en accepter par principe ses aléas, ses défauts, ses limites, et c’est avec amour et compassion se dédier à aider les équipiers à ce travail d’ajustement, par petites touches, qui permet d’atténuer ce mal-être individuel comme collectif quand il prend racine sur le non-sens.

 

Cf. François Dupuy, "La Faillite de la pensée managériale", Ed. du Seuil, 2015 ; Edgar Schein, "Process Consultation : Lessons for Managers and Consultants", 1987 ; Christian Morel, "Les Décisions absurdes, Sociologie des erreurs radicales et persistantes", Gallimard, 2002 ; Erhard Friedberg, "La Théorie des organisations et la question de l’anarchie organisée", PUF, 1997 ; John P. Kotter, "Leading Change", Harvard Business Review Press, 2012.

 

 

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