Ordre et désordre, ou l’art d’agir avec efficacité

Si le désordre * est souvent reconnu comme un passage nécessaire pour stimuler la créativité et ouvrir le champ des possibles, il est beaucoup plus rare de le considérer pour ses vertus de rentabilité et d’efficacité.

Nul ne peut contester le bien-fondé de l’ordre : clarté, efficacité, optimisation. Le temps étant de l’argent dans la vision économique du dirigeant, il en découle un credo qui, pour peu qu’il émane d’un fond de rigidité monomaniaque et obsessionnelle, devient une fin en soi, tout particulièrement dans un référentiel occidental – le fameux inconscient collectif - marqué par son pilier droit, l’armée protectrice, et son pilier gauche, le dogme clérical gardien des valeurs, ayant façonné pour ne pas dire instrumentalisé la dépendance des personnes aux gardiens sacralisés de l’ordre protecteur absolu. Il est indubitable que la longue lignée patriarcale de monarques, empereurs jusqu’à nos Présidents actuels, ont cristallisé dans notre vision du bon fonctionnement collectif cette gouvernance régalienne dont nos dirigeants d’entreprise sont si friands au sein du dernier étage de leurs tours érigées.

Pourtant, l’ordre n’est utile que s’il permet d’en tirer un profit, c’est-à-dire qu’à minimum ce qu’il coûte s’avère moins élevé que ce qu’il rapporte. Il y a en la matière des illusions tenaces qui fourvoient le dirigeant dans le bien-fondé de ses certitudes, d’autant plus qu’il lui viendra rarement à l’esprit l’établissement objectif d’un bilan entre ses investissements pour assurer l’ordre et son maintien et leur valeur-ajoutée réelle. Combien d’entreprises vont ainsi se priver de talents décalés par rapport au standard en vigueur, considérés comme trop fantaisistes ou insuffisamment disciplinés et ordonnés, alors même qu’ils auraient constitué un carburant hors norme pour doper une performance trop formatée ?

L’excessif recours aux grands cabinets de conseil en organisation fait partie de ces illusions d’optique souvent mortifères. Eux-mêmes sont conçus à la base sur un formatage de leur vivier humain, découlant du même moule éducatif. Et leur raison d’être est de rassurer leur interlocuteur face à l’incertitude du futur par la sacralisation de la matrice structurelle, du contrôle de son vécu organisationnel, et de la planification stratégique. Comme en l’occurrence les conseillers ne sont jamais les payeurs, il n’est jamais personne pour les amener à s’interroger sur l’utilité et la rentabilité des savoir-faire qu’ils dispensent.

* La manifestation des intentions (détermination des objectifs, plan d’actions, business plan…) comporte toujours une certaine dose de destruction de l’existant en place. La religion hindoue à travers la figure de la déesse Shiva l’illustre : elle est la force divine qui détruit et dissout les mondes tout en les régénérant. Elle est la condition nécessaire à l’aspect créatif de Brahma pour se manifester. Pour faire quelque chose de nouveau, il faut souvent nettoyer l’ancien en le détruisant.

À pensée mécaniste méthode mécaniste… Il ne faut pas aller chercher très loin la profonde déshumanisation du monde de l’entreprise, tout préoccupé à sa planification stratégique, à son contrôle et à éradiquer les éléments non conformes. Entre la pelouse uniforme du cottage et la végétation bigarrée du jardin de curé, quelle est celle qui va offrir le plus de possibilités pour l’inspiration ?

Le désordre ne peut être érigé en dogme, pas plus que son opposé. Il s’agit simplement d’accepter que ses éléments constitutifs, quoi que disséminés, embrouillés, modifiables sans raison apparente, font partie de " l’ordre des choses ". Il s’agit simplement d’épouser une vision dégagée de tout excès, du psychorigide attaché à ses repères sécurisants au rebelle déconstruisant ou récusant l’existence par provocation, bravade et désir de se démarquer de l’existant. La vie étant mouvement, l’ordre établi de tout système est appelé à être modifié sinon bousculé, soit par de nouvelles informations lui permettant de s’adapter, soit à son insu. C’est ce que démontre l’entropie en thermodynamique : il y a un point frontière, nommé en mathématiques " Mandelbrot set " *, entre l’ordre et son contraire, et à ce point, l’ordre dégénère en chaos et inversement. Ne pas l’ordonner conduirait à l’anarchie, contraire à son intérêt. Trop l’ordonner peut nuire à sa spontanéité et à sa capacité à évoluer, et suppose à chaque fois un surcroît d’effort finissant par rendre caduque le bénéfice escompté, au-delà de l’épuisement de ses acteurs.

Aussi le discernement du dirigeant chef d’orchestre et sa recherche du juste équilibre sont indispensables pour préserver la cohésion de son organisation tout en récoltant les bénéfices d’un état de désordre dans son fonctionnement : créativité accentuée des personnes, diversité des talents favorisée pour une ouverture d’esprit plus fertile, qualité collaborative des personnes et des équipes, tolérance naturelle et considération de chacun accentuées dans le vivre ensemble, primauté à ce qui est essentiel et novateur, émergence de solutions inattendues, vécu commun basé sur la paix et l’harmonie… il n’y a pas en la matière de recette toute prête, si ce n’est l’expérimentation et l’observation de ce qui en découle. Les soubresauts, tensions et frictions sont inévitables, nécessitant une régulation adaptée. Celle-ci passe par l’appréhension et la compréhension des interrelations entre les personnes plus subtiles que la plupart des outils en l’état des sciences humaines permettent, et le développement de la conscience individuelle comme collective. Elle suppose également de reconsidérer l’apparent conflit comme le mouvement naturel et régulateur d’une pensée créatrice à partir de ses apparents extrêmes.

* Découverte des mathématiciens français Gaston Julia et Pierre Fatou avant la Première Guerre mondiale.

 

" Si un bureau vide dénote un esprit brouillon, que dire d’un bureau vide ? »"

Albert Einstein.

 

Cf. Eric Abrahamson & David H. Freedman, " Un peu de désordre = beaucoup de profit(s) " (Éditions Flammarion).

 

Vous avez aimé cet article ?
Alors partagez-le avec vos amis en cliquant sur le bouton.